Comme en témoigne l’ancienne prière des chevaliers de l’Ordre de Saint-Lazare, notre spiritualité repose sur deux poumons, la piété envers Dieu et la charité, l’amour fraternel envers notre prochain.
D'inspiration monastique, elle s’enracine dans les Béatitudes, paroles qui ouvrent le « sermon sur la montagne » tel que nous le présente l’Evangile selon saint Matthieu. La croix à huit pointes de notre Ordre renvoie en effet aux 8 Béatitudes.
Elle est portée sur nos manteaux pour nous indiquer les véritables points cardinaux de notre engagement et de nos actions : Miséricorde, pureté de Cœur, Paix et Justice.
A l’origine de l’Ordre, ses membres étaient des religieux qui soignaient les lépreux aux portes de Jérusalem. Aujourd'hui, il s’agit pour nous de combattre toutes les lèpres modernes partout où cela nous est possible, celles du fanatisme religieux sous toutes ses formes, celles de l’exclusion sous toutes ses formes, celles qui nient la dignité de tout homme, qui a toujours vocation, nous le croyons, à se reconnaître enfant d’un même Père.
Ce combat est d’abord spirituel et se vit et s’épanouit en chaque consœur et confrère, et cela dans une dimension œcuménique, spécificité de notre Ordre, par un désir profond d’œuvrer à l’Unité de l‘Eglise.
Révérend Jean-François BREYNE, SChLJ
Prière des membres de l’Ordre :
O Dieu qui nous a choisi pour être Tes serviteurs fidèles dans l’Ordre de Saint Lazare de Jérusalem,
accorde-nous de faire preuve jusqu'à la mort
de la plus grande piété envers Toi,
de la plus grande charité envers notre prochain
et d’une constance invincible devant les ennemis de la Croix, par Jésus, le Christ notre Seigneur,
qui vit et règne avec Toi dans l’unité du Saint-Esprit.
Amen
Allocution vigile de l'Ordre de Saint Lazare.
Excellences, Dames et Chevaliers, chers Confrères,
Ma présence parmi vous est un peu incongrue, n'étant en aucun cas spécialiste de la question que vous m'avez demandée de traiter ce soir. Je ne suis pas historien, et seulement chapelain de l’Ordre… Pourtant, j'ai rencontré la question de la chevalerie il y a de nombreuses années déjà, à l'occasion d'un travail de DEA sur le mariage, dans le domaine qui est le mien, celui de la théologie. Comme vous le savez sans nul doute, le mariage chrétien, tel que nous le connaissions jusqu'à aujourd'hui, naissant au XIIème siècle, j'ai du alors me pencher sur l'histoire médiévale, et c'est là que je rencontre notre thématique via un ouvrage de Georges Duby intitulé " le chevalier, la femme et le prêtre ". Depuis, je me suis quelque peu intéressé à la chose. D'autant que le pasteur Jaques-Noël Pérez, ECLJ, Chapelain général du Grand Baillage de France, fut non seulement l'un de mes maîtres en théologie, mais je m'honore aujourd'hui de son amitié. C'est d'ailleurs à cause de lui, et de notre Bailli, son Excellence Dominique Doyen, que vous devez me supporter ce soir !
En tant que ministre ordonné de l'Eglise, c'est donc sur la dimension spirituelle de la chevalerie que je voudrais m'arrêter à présent, et plus singulièrement la dimension spirituelle de la chevalerie hospitalière, puisque c'est celle dont nous sommes les héritiers, et dans laquelle nous nous apprêtons à recevoir un nouveau "frère" et un nouveau chevalier. .
Vous le savez, la chevalerie chrétienne naît dans cette féodalité de l'an mil en pleine construction, fortement marquée par la Réforme de l'Eglise dite Grégorienne, autour d'un triptyque idéologique, symbolique et fonctionnel, qui va distinguer et répartir la société médiévale en trois ordres, chevaliers, clercs et vilains.
Ces "trois ordres" sont explicitement introduits par Benoit de Sainte-Maure, dans son Histoire des ducs de Normandie qu'il composa entre 1173 et 1185. Vers 1160, il avait dédié à Aliénor le "Roman de Troie", s'associant ainsi à la vaste entreprise littéraire qui irriguait la société courtoise naissante de récits de grandes narrations antiques mises à sa portée et traduites en langue romane, inventant sans le savoir le "roman" ! C'est précisément alors qu'il traduit un passage du De moribus de Dudon que surgit pour nous l'image exemplaire de la société trifonctionnelle.
Nous lisons : Trois ordres sont, chacun pour soi, Chevaliers et clercs et vilains.
Ecoutons Duby[1] : « Tripartition, comme dans le De moribus. Mais non pas la même. Dudon disait : il y a trois voies, celles que suivent respectivement les moines, les chanoines et les laïcs. Benoit dit tout autre chose. Il ne classe pas les moines à part. Il n'en parle pas […] alors qu'une division sépare en deux corps le laïcat […] Il ne distingue plus des propos de vie. Il distingue des fonctions. Et c'est la première fois en France que nous voyons les trois catégories fonctionnelles désignées comme des ordres : L'un des ordres prie nuit et jour L'autre est celui des laboureurs L'autre garde et tient la justice. Ce n'est pas, remarquons-le, par la fonction guerrière que la chevalerie se caractérise, mais par la judiciaire [..]. Les trois ordres réunis constituent l'Eglise, laquelle apparaît De chacun des Ordres honorée Faite, exaltée, soignée. Ici se montre à nouveau un trait fondamental du système […] la complémentarité des services, et leur réciprocité : Chaque ordre soutient les deux autres Et chaque ordre maintient les autres ». Fin de citation.
Entendons-nous bien, point n'est ici question de la naissance de la chevalerie, vieille déjà de plusieurs siècles, mais de la naissance d'une « chevalerie chrétienne ». En effet, de ce modèle,
« les chevaliers sont enfin les gardiens,
chargés d'empêcher de trop nuire les cupides.
Ceux-ci voudraient le tout avoir
Qui plus auraient force et pouvoir
Sens ni raison, droit ni mesure
Sur terre ne seraient ni droiture.
L'office qu'ils assurent, (dit encore Duby), n'est autre que celui du roi carolingien, s'acharnant à réprimer l'avidité de prendre des patentes. C'est donc comme si maintenant la chevalerie, au service du Prince, cernait, pour la réduire à l'impuissance, ce qui demeure de véhémence féodale, rétive, au sein de l'Etat. Les chevaliers remplissent une autre mission royale : la paix de l'Eglise et du "pays" dépend d'eux :
Cet ordre défend le pays
Des mains des mortels ennemis
Et pour les autres garantir
Ceux-ci vont leur tête offrir
Et ainsi la perde souvent ».
Et pour vous aujourd'hui ? Le risque de perdre la tête n'est plus dans les combats, mais bien dans d'autres pièges peut-être d'ailleurs tout aussi redoutables.
Mais laissons cela. Avant de tenter de répondre à la question : Et pour vous aujourd'hui ? Une précision encore. Car en fait, notre Ordre échappe à cette tripartition. En effet, Bernard de Clervaux avait écrit dès 1130 un éloge d'une nouvelle forme de chevalerie : une chevalerie non plus séculière, mais régulière. Une chevalerie d'un genre nouveau : une chevalerie de moines. Ce n'est plus le laïcat qui est séparé en deux ordres, mais à nouveau les clercs. Bernard de Clervaux approuve leur double combat, moral et matériel.
Dominique Barthélémy, dans son ouvrage "la chevalerie", s'interroge : "L'éloge est-il, à proprement parler, celui d'une nouvelle chevalerie, ou d'une nouvelle milice, voire d'une antichevalerie ? "
En tout état de cause, Bernard de Clervaux pourfend les mondanités de la chevalerie séculière, dénonçant les "chevaux couverts de soieries ; les peintures des lances, Ecus, selles ; vous ornez d'or, d'argent et de pierres précieuses vos freins et vos étriers"[2]…
Mais notre Ordre échappe à ces critiques, et il se fait ligne de crêtes, bouleversant le nouvel ordre qui s'établit. Car L'oratores sort du cloitre, pour le service et le soin des pauperes, et pour les défendre, se fait militia. Invitant dans le même mouvement tout chevalier qui rejoint l'Ordre à devenir aussi oratores !
Mais revenons à ma question : Et pour nous aujourd'hui ? Que peut signifier une chevalerie, chrétienne et de plus, nous venons de le voir, hospitalière ?
Pour y répondre, je vous propose encore un dernier détour par l'histoire, et paradoxalement, de la chevalerie séculière. A la même époque que celle de Benoit de Sainte Maure, un autre ecclésiastique, Jean de Marmoutier, rédige vers 1180 "l'histoire de Geoffroi, duc des Normands et comte des Angevins[3]".
Dans sa première partie, le moine Jean raconte trois histoires, pour donner en modèle la manière dont se comporte le jeune comte. Arrêtons-nous sur la première. Comme tout jeune noble, Geoffroi se plait à chasser. Le cadre : la forêt. La sylva. Le lieu de chaos. " Un soir, il s'y perd, rencontre un boisilleur, ravitaillant en charbon les forgerons de la ville. Un homme noir, laid, inquiétant : le peuple dans ce qu'il a de plus repoussant. A l'égard de ce sauvage, le comte, et c'est la preuve de ses exceptionnelles qualités, se montre, dit Jean, "libéral" : Il ne méprisa pas, comme eût fait le riche, le pauvre, mais reconnaissant en cet homme un homme, il déplora dans la misère d'un seul la calamité commune à tous les hommes[4]".
Alors le jeune comte prend en croupe le plébéien, le hausse à son niveau, l'assoit sur son propre cheval, en frère. Et c'est ainsi que, chevauchant, les deux hommes se mettent à converser. De quoi ? De l'opinion publique. Le noble cherche à savoir ce que l'on pense de lui. Il est un bon seigneur, qui aime le droit, défend la paix, repousse les ennemis. Mais " il est [surtout] le bienveillant auxiliaire des opprimés[5]".
Je vois dans cette image l'illustration parfaite du chevalier hospitalier : celui qui prend en croupe le plus petit, le plus faible, le plus humble.
Nous connaissons bien cette image de deux hommes en croupe sur le même cheval. Elle apparaît sur le sceau de l'un des grands Maîtres de l'Ordre des Pauvres chevaliers du Christ et du Temple, Bertrand de Blanquefort, dès 1159, et elle sera réutilisée par la suite pour d'autres grands magistères de cet Ordre. Pourtant, la différence est de taille. Là où deux chevaliers sont en croupe, deux pareils, deux pairs, notre texte nous propose l'image d'un chevalier prenant en croupe… un vilain ! Un inférieur. Un petit. Un pauvre.
Et bien je vous propose cette image comme paradigme du Chevalier hospitalier.
Pourquoi ? Le moine Jean le dit magnifiquement : "reconnaissant en cet homme un homme, il déplora dans la misère d'un seul la calamité commune à tous les hommes".
Voilà résumé, en une courte phrase, ce qui, j'en suis convaincu, anima nos lointains ancêtres lorsqu'ils créèrent la première léproserie aux portes de Jérusalem. Ce faisant, ils ne faisaient que reprendre à leur compte une autre image que notre Maître à tous avait lui-même donnée en exemple à ses disciples. Le 4ème évangile nous raconte cette scène que les 3 autres Evangiles n’ont pas retenue : celle du lavement des pieds, c’est au chapitre 13 de l’Évangile de Jean. Or, que fait Jésus ? « Il dépose son vêtement et prend un linge dont il se ceint. Il verse ensuite de l’eau dans un bassin et commence à laver les pieds des disciples ».
Le geste est colossal et s’en vient bouleverser à jamais toutes nos représentations de Dieu et de l'homme : car il dit un Dieu au service de l’homme. Un Dieu Serviteur de la vie, qui s’en vient panser nos blessures. « Vous m’appelez Maître et Seigneur, dit Jésus : dès lors, si moi je vous ai lavé les pieds, vous devez, vous aussi, vous laver les pieds les uns aux autres [6]». Nous convoquant ainsi à notre tour au service les uns des autres. Sur le niveau de la stricte égalité, qui n'est pas une donnée naturelle, mais le fruit d'un combat spirituel. A l'image du chevalier chargeant le charbonnier sur sa monture, inventant désormais une nouvelle grammaire relationnelle, où l’autre n’est plus à asservir, mais à servir.
Se servir et asservir, ou bien devenir serviteur : telle est désormais la question. Le chevalier hospitalier ne peut plus à présent méconnaitre la réponse.
A lui d’en vivre et de la faire vivre dans l'Ordre mais surtout en dehors de l'Ordre.
Mon Frère récipiendaire qui demain serez armé chevalier de l'Ordre, lorsque vous mettrez un genou à terre, puissiez-vous vous souvenir que c’est pour mieux savoir vous agenouiller aux cotés des plus faibles, des plus pauvres, des plus démunis, à l’image du Maître de l’Évangile.
Mon Frère impétrant, demain, vous allez recevoir le manteau de l'Ordre. Le Premier Testament déjà utilise cette image de remise du manteau lorsque le prophète Elie le jette sur les épaules d’Élisée, en le faisant ainsi son successeur. Dans notre récit du lavement des pieds, il est aussi question de manteau. Jésus enlève son manteau pour se ceindre d'un linge. Le mot grec employé à cette occasion (imation) ne se retrouve dans l’Évangile de saint Jean qu'en une seule autre occasion, au moment de son supplice : les soldats revêtent alors le Maître d'un manteau de pourpre, couleur réservée normalement à l'empereur comme en une ultime moquerie, mais se faisant, et bien malgré eux, anticipant la gloire de la résurrection. Comme pour vous en proposer une image inversée : déposant le vêtement de l'homme profane, vous serez revêtus par un autre que vous, du manteau du service. Remarquons chemin faisant que ce même mot grec se trouve dans les évangiles synoptiques en un autre passage qui n'est pas sans signification pour nous ce soir : en Matthieu 9, 20 et ses parallèles en Luc 8, 44 et Marc 5. Souvenez-vous, il s'agit de cette femme malade de pertes de sang permanentes et qui s'approche de Jésus par derrière. Elle touche les franges de son manteau, de son imation, et sitôt elle se retrouve guérie. Notons que cet état de perte de sang permanent la rendait ipso facto impure. Comme les lépreux dont votre Ordre était chargé…
Ainsi, le manteau que vous revêtez est non seulement celui du service, mais aussi et surtout celui du service des impurs, de tous les impurs de nos sociétés, de tous ceux qui sont rejetés et deviennent invisibles. Mon Frère, ma Sœur : quelle magnifique vocation que la vôtre ! La justice et le service.
La justice, que l'on retrouve deux fois dans les Béatitudes que symbolisent les huit pointes de la Croix que nous portons, faisant échos à Bernard de Sainte Maure : L'autre (le chevalier) garde et tient la justice.
Et puis le service des invisibles et des impurs, eux-mêmes icones du Christ souffrant, parce que, comme le jeune comte Geoffroy, Vous avez reconnu en cet homme un homme.
Une dernière question, enfin, que je vous laisse à méditer pour la nuit : quelles sont désormais les lèpres de notre temps ? Qui sont les lépreux de notre société ? Qui sont les charbonniers que nous croisons trop souvent sans les voir et que votre vocation vous commande de prendre en croupe ?
Car c'est bien là désormais votre devoir. Pourquoi ? Parce que Christ, le premier, vous a pris en croupe sur le cheval de sa Grâce !
Pasteur Jean-François Breyne, SChLJ
Abbaye de Saint Hilaire, le 13 juin 2014.
[1] George DUBY, in Féodalité, Paris, Gallimard, 1996. Les trois ordres ou l'imaginaire du féodalisme, p. 735 à 737.
[2] Cité par Dominique Barthélemy, in La chevalerie, Perrin éditions, 2007, p. 357.
[3] Le beau père d'Aliénor, cf. Duby p. 745.
[4] Cité par Duby, op. cit, p. 745.
[5] Duby, op. cit. p. 746
[6] Evangile selon Saint Jean, chapitre 13, verset 13